VII
IL EST FACILE DE PROVOQUER UNE GUERRE
— La passe de Port-Rodney est étroite, amiral, pas plus d’un mille au mieux – Keen abaissa sa lunette et serra les lèvres. Une batterie bien située tiendrait toute une flotte en respect.
Bolitho passa de l’autre bord de la dunette de façon à avoir une vue dégagée sur l’île, sans être gêné par les haubans et le gréement.
Ils avaient fait bonne route pendant la nuit et, alors que les premières lueurs du soleil levant soulignaient l’imposante silhouette du volcan éteint, il était en mesure d’apprécier sa taille ainsi que la côte découpée de l’île.
— Noroît quart ouest, monsieur ! cria le timonier.
Et Knocker poussa un grognement pour indiquer qu’il avait compris.
Keen jeta un coup d’œil à la flamme qui pointait toute droite vers le bossoir sous le vent, quasiment sans frémir. Le vent tenait toujours.
Tandis que le vaisseau se dirigeait vers la pointe, Bolitho voyait l’esprit de Keen au travail. Le vent pouvait les conduire d’une seule traite dans l’abri du port. Mais la côte se trouvait sous leur vent, ce qui exigeait les plus grandes précautions. Keen avait fait placer deux sondeurs confirmés dans les bossoirs dès les premières lueurs et leurs réguliers « Pas de fond, monsieur ! » les prévenaient du danger.
Le fond plongeait à pic, mais une fois qu’ils auraient franchi le travers de l’îlot au sud de la pointe, les récifs seraient là, prêts à leur arracher la quille si le vaisseau venait à dévier de sa route.
— Rentrez la misaine, monsieur Quantock.
Keen paraissait calme, mais il avait l’œil à tout et surveillait les huniers tendus par le vent.
— Ohé, du pont !
Bolitho serra les mains dans son dos en entendant la vigie crier :
— Il y a un barrage en travers de la passe, monsieur !
Keen se tourna vers lui :
— Mais ils s’imaginent quoi, au juste ?
— Envoyez un officier en haut, répondit seulement Bolitho. Puis préparez-vous à mouiller.
— Mais…
Keen s’arrêta net, il savait que Bolitho le comprenait parfaitement. Mouiller au vent d’une côte en eaux profondes, c’était tenter le diable. Si le vent forcissait, l’Achate risquait de chasser et de se jeter sur le récif de corail sans recours possible.
Bolitho fit quelques pas, le temps de réfléchir. Il ne voulait surtout pas regarder la difficile ascension d’un officier en tête de mât.
Le gouverneur avait le droit de faire ce qu’il voulait pour défendre l’île. Peut-être avait-il déjà été attaqué et qui sait s’il n’allait pas faire relever le barrage lorsqu’il aurait identifié l’Achate. Mais il repoussa immédiatement cette idée. Ce vaisseau avait navigué dans ces parages pendant le plus clair de sa carrière, il était facile de le reconnaître, mieux que nul autre.
L’enseigne qui avait grimpé dans les hauts pour aller rejoindre la vigie cria :
— Le barrage est constitué d’embarcations mouillées, commandant.
C’était l’un des aspirants fraîchement promus enseignes, et il avait une petite voix fluette, presque une voix de fille. Si bien que quelques marins de quart sur la dunette se mirent à ricaner et à se donner des coups de coude dans les côtes avant que Quantock les fît taire d’un seul rugissement.
Keen referma sa lunette.
— Paré à lofer ! Du monde aux bras ! L’équipe de mouillage à l’avant, mettez-moi deux fois plus de monde !
Le jeune enseigne cria :
— Je vois un yawl qui s’approche !
Keen se tourna vers Bolitho, le regard fou d’inquiétude.
— Mouillez, ordonna sèchement Bolitho.
— La barre dessous ! Monsieur Quantock, paré à mouiller !
Les vergues commencèrent à pivoter dans de grands grincements, jusqu’à être dans le vent, la toile battait, claquait, le vaisseau cassa lentement son erre.
— Mouillez !
L’ancre tomba lourdement dans la mer en soulevant une gerbe qui monta loin au-dessus de la guibre. Rooke, le maître bosco et un enseigne de l’équipe d’avant se penchèrent par-dessus le pavois pour surveiller les opérations. Pendant ce temps, les gabiers s’activaient pour rentrer la toile et diminuer ainsi la poussée du vent tandis que le câble filait vers les profondeurs.
— C’est bon, commandant !
Keen hocha la tête, non sans murmurer :
— Quelle bande de salopards !
Le yawl quittait lentement la côte en tirant des bords pour se diriger vers le deux-ponts à l’ancre.
L’aspirant de quart annonça :
— Il y a un officier à bord, commandant !
— Je rappelle la garde, commandant ? demanda Dewar.
— Après qu’on m’a refusé l’entrée ? répondit Keen en lui jetant un regard plein d’éclairs. J’aimerais mieux le savoir en enfer !
Le yawl carguait ses voiles brunes, il s’approcha du rentré de muraille de l’Achate et Bolitho ordonna :
— Je le recevrai dans mes appartements.
Il regagna l’arrière, incapable de supporter plus longtemps la colère, l’humiliation de Keen.
On conduisit le visiteur chez lui après ce qui lui parut être une éternité. Bolitho se surprit à s’interroger : qu’aurait fait Nelson dans sa situation ? Il ne pouvait blâmer les habitants de l’île ni condamner leur conduite.
Yovell ouvrit la porte ; Bolitho aperçut son visiteur, qui s’avança jusqu’au milieu de la chambre. Il était en uniforme, selon toute apparence, tunique bleue et pantalon blanc. Il était armé d’un sabre et d’un pistolet accroché à un ceinturon extrêmement bien astiqué. Bolitho jugea qu’il avait une trentaine d’années et reconnut lorsqu’il ouvrit la bouche un léger accent de la côte ouest. Oui, se dit-il, sans doute quelqu’un du Devon, tout comme son secrétaire.
— Je viens de la part du gouverneur.
Keen, qui l’avait suivi, aboya :
— Dites amiral lorsque vous vous adressez au vice-amiral !
— Et, si je puis me permettre, comment vous appelez-vous ? lui demanda Bolitho.
L’homme jeta à Keen un regard plein de hargne.
— Capitaine Masters, de la milice de San Felipe,… – il déglutit avec peine – … amiral.
— Bien, capitaine Masters. Avant que l’un de nous dise quelque chose d’irrémédiable, laissez-moi vous exposer mes intentions.
L’homme avait retrouvé son aplomb et coupa net :
— Le gouverneur m’a donné instruction de vous dire que le barrage restera en place jusqu’à la fin des négociations. Ensuite…
— Ensuite, comme vous dites, fit tranquillement Bolitho, c’est quelque chose qui ne vous regarde pas. Mais comment voulez-vous que j’aille voir le gouverneur si on empêche mon bâtiment d’entrer ?
— Je vous emmènerai à bord de mon yawl – et, voyant Keen esquisser un pas en avant : Amiral, ajouta-t-il précipitamment.
— Je vois. À présent, capitaine Masters, de la milice de San Felipe, je m’en vais vous dire une bonne chose : je vais descendre à terre à bord de mon canot pour porter au gouverneur les ordres écrits de Sa Majesté britannique.
— Il n’acceptera jamais ! répliqua Masters.
— Faites mettre mon canot le long du bord, ordonna Bolitho en se tournant vers Keen.
Il perçut chez ce dernier la même mimique de réprobation qu’aurait-elle Thomas Herrick à sa place.
Masters tenait bon.
— Je vais vous précéder, dans ces conditions.
— Non. Vous êtes en état d’arrestation. Le moindre signe de rébellion sera traité avec la plus grande sévérité et vous en serez personnellement responsable, suis-je clair ?
Bolitho vit que ces derniers mots avaient fait mouche, on aurait dit que son interlocuteur venait de recevoir un coup de pistolet à bout portant. Masters était sans doute habitué à brutaliser des esclaves dans les plantations et ce soudain revirement de situation le laissait sans voix.
— Rendez vos armes, lui ordonna sèchement Keen – et, haussant le ton : Sergent Saxton, assurez-vous de cet homme !
Masters ne put réprimer un hoquet de surprise lorsque le fusilier lui ôta son sabre puis son pistolet et s’exclama :
— Vos menaces ne me font pas peur, amiral !
Bolitho se leva et se dirigea vers les fenêtres de poupe. À n’en pas douter, de nombreuses paires d’yeux observaient le vaisseau de la forteresse pour voir ce qui allait se passer. Le gouverneur pouvait ouvrir le feu sur son canot, ou le garder en otage jusqu’à ce que…
Mais il mit fin au cours de ses pensées et dit froidement :
— Elles devraient !
Lorsqu’il se retourna, on avait emmené Masters et il entendit que l’on criait des ordres, tandis que les fusiliers mettaient la main sur le yawl. Keen demanda d’une voix inquiète :
— Si vous me laissiez forcer le barrage, amiral ? Nous pourrions alors entrer dans le port comme nous en avions l’intention et en profiter pour liquider cette chienlit de mutins !
Bolitho prit un air compréhensif.
— Cela nous prendrait toute une journée, peut-être bien davantage. Et, à supposer que vous réussissiez, ce serait au prix de nombreuses vies humaines. Si le vent se lève sans prévenir, vous seriez obligé de partir et de vous dégager de la côte sous le feu de cette batterie.
Keen sembla se résigner.
— Qui allez-vous emmener comme aide de camp, amiral ? Je crois que je devrais venir avec vous.
Bolitho lui sourit, soulagé de ne plus devoir attendre, quelle que fût l’issue de cette affaire.
— Quoi, vous voudriez abandonner votre bâtiment ? Si nous sommes tous deux à la merci de Rivers, pas besoin de se demander ce qui risque d’arriver ! – il se calma en voyant la tête de Keen : Un enseigne et, euh…, cet aspirant, Mr. Evans. Ils feront l’affaire.
Ozzard décrocha le vieux sabre de son râtelier, mais Bolitho lui dit :
— Non, prenez l’autre.
Si les choses tournaient mal, le vieux sabre resterait là pour Adam. À leurs regards, il vit qu’ils avaient tous deux deviné.
En haut, le soleil était monté au-dessus du volcan et les ponts étaient déjà aussi brûlants que des briques au four. Tout était sec comme de l’amadou : le gréement imprégné de goudron, les voiles prendraient feu comme des torches si la batterie de l’île tirait à boulets rouges. Même avec des boulets normaux, une batterie bien placée représentait une menace terrible pour un vaisseau contraint de se déplacer lentement à l’intérieur d’un port.
Il aperçut Allday qui le regardait en souriant ; les marins et les fusiliers postés sur les passavants l’observaient eux aussi avec curiosité.
Il hésita en arrivant à la coupée, puis se tourna vers Keen.
— Si je me suis trompé… – il vit son capitaine de pavillon serrer les dents – … ou si je dois mourir aujourd’hui, promettez-moi que vous écrirez à Belinda. Vous essaierez de lui expliquer.
Keen hocha la tête et lâcha :
— S’ils posent la main sur vous, amiral…
— Vous exécuterez mes ordres, Val. Tous mes ordres et rien que mes ordres.
Il salua le pavillon et descendit dans son canot. Il y trouva Trevenen, le sixième lieutenant, et l’aspirant Evans, tous deux déjà assis dans la chambre.
— Bien belle journée, messieurs.
Trevenen ne se sentait plus à l’idée de se retrouver aide de camp par intérim, contrairement à Evans qui regardait ailleurs, le regard sombre, les yeux vides. Allday murmura :
— Ça ne sent pas bon, amiral.
Bolitho alla s’asseoir et jeta un coup d’œil à l’armement qui attendait.
— Oui, mais ça ne sert à rien de le dire.
Allday poussa un soupir. Il savait trop bien ce que cela signifiait.
— Poussez devant ! Avant partout !
Bolitho jeta un œil derrière lui et vit le vaisseau qui s’éloignait ; les visages des hommes à la coupée se brouillaient et perdirent bientôt toute individualité.
Il observa ses compagnons. Le plus jeune officier du bord, un aspirant de treize ans, le gouverneur ne s’attendait sans doute guère à cela. Mais il avait fait le même raisonnement en laissant à bord son vieux sabre de famille, il ne voulait prendre aucun risque. Si les choses tournaient très, très mal, Keen aurait besoin de tous ses officiers et de ses marins les plus expérimentés.
Le canot plongeait lourdement dans la barre. Bolitho entendit un cliquetis métallique et s’aperçut qu’on avait dissimulé sous les bancs des pistolets et des coutelas pour les rendre plus facilement accessibles.
Il leva la tête, vit l’air impassible d’Allday et leurs regards se croisèrent imperceptiblement. Il savait qu’il n’avait pas besoin de parler, Allday avait fait ses plans de son côté.
— Voici l’autre île, amiral, fit nerveusement l’enseigne.
Bolitho se masqua les yeux et examina l’îlot en dos d’âne. On ne voyait aucun arbre, mais la végétation était luxuriante autour de l’église de la mission bâtie en pierre et des bâtiments annexes. On distinguait une bande étroite de sable, il avisa quelques canots tirés sur la plage derrière le ressac. Moines, prêtres ou autres, songea-t-il, les habitants devaient partager leur temps entre la pêche, la culture de leurs terres et la prière.
Il se tourna vers le barrage. Quelques allèges et de vieilles coques avaient été mouillées au milieu de la passe, cette passe que l’Achate ou tout autre vaisseau de son tonnage devaient emprunter. Il leva les yeux vers la forteresse. Elle était plus imposante que ce à quoi il s’attendait, tombait à pic du côté de la mer dans une pente impossible à escalader, et des vingt-quatre-livres ne pouvaient rien contre elle.
Il distingua également quelques maisons de couleur claire à l’extrémité opposée du port et esquissa un sourire amer. Georgetown, le petit royaume de Rivers. On voyait quelques bâtiments au mouillage, navires de commerce et barques de pêche pour la plupart.
Allday marmonna entre ses dents :
— Il y a des hommes en armes sur le barrage, amiral.
Bolitho fit signe qu’il avait vu.
— Serrez à tribord sur le côté de la passe.
Il se retourna une seconde pour regarder son bâtiment, mais il avait disparu derrière la pointe. Seules les hunes et les vergues hautes de l’Achate étaient encore visibles au-dessus de la terre, comme si on les avait plantées là.
Le jeune Evans s’agitait sur son banc à côté de lui et il serra soudain les doigts autour de son poignard. Autant prendre une aiguille pour arrêter un taureau furieux, songea Bolitho. Il lui dit :
— Je vous ai emmené avec moi pour le cas où vous pourriez vous souvenir de quelque chose.
Le jeune garçon leva les yeux et lui répondit tranquillement :
— Je le sais, amiral.
Il observa le barrage, puis laissa ses yeux errer au centre du port, mais n’ajouta rien.
Bolitho devinait qu’Evans imaginait son bâtiment, l’Epervier, mouillé ici sous les canons de la forteresse. Un vaisseau du roi, sa maison, les prémices d’une carrière, des amis comme ce jeune aspirant qui s’était fait tuer. Mais un petit quelque chose, un rien, pouvait lui rendre la mémoire. Ils n’avaient guère plus à leur disposition.
Allday se raidit lorsque éclata un coup de mousquet, Bolitho vit la balle ricocher sur l’eau comme un poisson avant de s’arrêter par le travers. Il ordonna :
— Gardez la cadence, continuez à avancer.
Ce ton calme rassura les nageurs qui, le dos tourné au barrage, s’attendaient sans doute à recevoir le coup suivant.
Bolitho sortit les épaules. Son chapeau haut de forme, ses épaulettes dorées faisaient de lui une cible de choix pour un tireur d’élite. Mais il n’y eut pas d’autre coup de feu, et, lorsque le canot passa près de l’extrémité du barrage, Bolitho put voir des hommes rassemblés qui les observaient. Tous étaient armés, et l’un d’eux brandit son mousquet d’un air menaçant devant les marins qui ricanaient.
À présent, il était impossible de faire demi-tour ou de s’enfuir.
Bolitho remarqua un groupe de silhouettes au bout du quai, en contrebas de la forteresse. Tout d’un coup, comme elle lui parut longue, la route qu’ils avaient parcourue depuis qu’il avait quitté le bureau paisible de Sir Hayward Sheaffe où à l’Amirauté on lui avait annoncé ce qui était sur le point d’arriver.
Bolitho ne savait plus très bien comment il s’était imaginé le gouverneur de San Felipe, mais Sir Humphrey Rivers ne ressemblait pas à ce à quoi il s’attendait. C’était un homme de grande taille, solidement bâti, presque obèse même. Le climat autant que la boisson lui avaient rougi le teint. Mais il accueillit Bolitho d’un grand sourire jovial, chaleureux même, et l’accompagna dans les profondeurs obscures et fraîches de la forteresse.
Rivers le précéda dans une embrasure dotée d’une porte cloutée puis emprunta une coursive qui avait été décorée de tapisseries et de plusieurs peintures. Il lui dit par-dessus son épaule :
— Plus tard, j’espère que vous viendrez visiter ma demeure, mais je me suis dit que vous aviez hâte de parler affaires, non ?
Bolitho aperçut une autre porte grande ouverte, et un nègre emperruqué qui faisait office de laquais se courba profondément à leur passage.
Rivers s’épongea le visage avec un mouchoir de soie et observa l’enseigne de vaisseau Trevenen ainsi que le jeune aspirant avec un certain amusement.
— Crédieu, Bolitho, mais on dirait que vous avez un équipage de mousses pour exécuter les ordres de l’Amirauté !
Il fit claquer ses doigts, et un second laquais s’avança silencieusement avec un plateau chargé de verres. Il eut un sourire bref :
— Peut-être vos jeunes compagnons accepteraient-ils de se retirer ?
— Certainement.
Il n’y avait pas lieu de mêler de témoins à cette affaire. Bolitho ajouta :
— Vous savez certainement pourquoi je suis ici, sir Humphrey ?
Rivers cala sa carcasse dans son fauteuil et se mit à contempler son verre.
— Certainement, tout le monde est au courant. Et vous savez également ce que j’en pense ? – il pouffa et avala une grande gorgée. Excusez-moi pour ce barrage, mais c’était indispensable.
Il parut se souvenir tout à coup de ce que Masters n’était pas rentré à terre et demanda brusquement :
— Où est le capitaine de ma milice ?
— A bord de l’Achate, sir Humphrey.
— Je vois – il tendit son gobelet pour se le faire remplir. On dirait que le vent va se lever. Vous avez assez d’expérience pour savoir qu’il peut être violent dans ces parages, même à cette période de l’année. Il ne serait guère prudent de laisser votre… euh, votre navire amiral si près de terre dans ces conditions.
Bolitho but une gorgée de vin. Il s’étonnait de se voir si calme. Rivers avait pensé à tout, prévu qu’un navire serait contraint de regagner le large si l’entrée du port restait condamnée.
Rivers gardait les yeux rivés sur lui.
— Regardons les choses en face. Votre bâtiment ne pourra pas rester là indéfiniment, vous devrez lever l’ancre tôt ou tard. Vous pouvez bien rationner l’eau jusqu’à mettre votre équipage au bord de la mutinerie, vous pouvez même attendre des secours qui n’arriveront jamais. Ou bien vous pouvez trouver un compromis dès à présent. Je resterai gouverneur de cette île et garderai la responsabilité de son bien-être et de sa défense.
« Et des bénéfices que j’en tire », songea Bolitho.
Rivers se leva, non sans peine, et s’approcha d’une fenêtre.
— Cette place est imprenable. Vous devez le reconnaître. Les Américains m’aideront si nécessaire. Je ne laisserai pas les Grenouilles hisser leurs couleurs ici. Je l’ai déjà dit à cet impudent, au commandant de votre frégate.
— L’Epervier a sombré peu de temps après avoir quitté l’île.
Il observait le visage rubicond de Rivers en disant ces mots, mais dut constater que sa surprise était totale.
— Sombré ? Mais de quoi parlez-vous ?
— Il a été attaqué par un bâtiment de guerre bien plus gros que lui et s’est fait massacrer sans la moindre sommation, sans qu’on lui ait laissé la moindre chance de pouvoir se défendre. Comme vous le voyez, sir Humphrey, d’autres que les Français s’intéressent au sort de cette île.
Rivers vida son verre d’un trait et se détourna pour dissimuler son embarras.
— Je ne le pense pas. Il s’agit sans doute d’un pirate, ces eaux en regorgent. Et quand on voit que la marine royale est réduite à la misère, ce n’est guère surprenant. Il faut que je vous montre quelque chose.
Il jeta presque son verre vide et se dirigea, le souffle court, vers une autre porte, percée au fond de la pièce. Un valet se précipita pour le devancer comme un poisson pilote afin de lui ouvrir.
De l’autre côté, pas de tapisseries ni de sièges confortables. Il n’y avait plus que de longues murailles de pierre percées d’embrasures. Une rangée de pièces d’artillerie était pointée sur la mer. De quoi soutenir le pouvoir de Rivers.
Le gouverneur se dirigea vers le canon le plus proche et caressa doucement le cul-de-lampe arrondi d’un geste plein d’affection.
— Venez par ici, Bolitho, venez donc jeter un œil.
Il s’écarta un peu et Bolitho prit conscience du sentiment de puissance qui habitait cet homme. Il se sentit également rempli de dégoût pour quelqu’un qui se fichait du tiers comme du quart, et de Duncan entre autres.
Il se pencha pour regarder le spectacle le long de la grande volée noire et put constater que la pièce était pointée sur une ligne de corps-morts. Et son canot était amarré à l’un d’eux. Il réussit même à distinguer Allday, debout, qui s’abritait les yeux pour observer la forteresse.
Rivers ajouta doucement :
— L’Epervier était amarré par là. J’aurais pu le couler aussi facilement que je peux couler votre canot.
Bolitho se redressa et le regarda tranquillement.
— Vous avez vous-même été amiral, sir Humphrey. Vous savez que la marine n’aurait de cesse que…
Rivers eut une moue de dédain :
— Elle n’aurait pas le choix. Subir des pertes encore plus graves pour aider les Français ? Le Parlement lui-même n’est pas stupide à ce point.
Bolitho se tourna une fois encore vers le mouillage, l’eau était griffée comme de l’étain martelé. Le vent se levait, les pavillons des embarcations s’agitaient. Mais elles étaient à l’abri, alors que l’Achate, lui, ne l’était pas. Il se décida enfin :
— Je vais rentrer à mon bord – et, sans essayer de dissimuler son mépris : À moins, laissa-t-il tomber, que vous n’essayiez de me retenir moi aussi ?
— Donc, Bolitho, pas d’accord entre nous ?
— N’essayez pas de m’appâter, sir Humphrey. Vous saviez fort bien que je n’étais pas prêt à pardonner une trahison.
Rivers se mit à sourire :
— Contrairement à d’autres membres de votre famille, pas vrai ?
Bolitho prit sa coiffure des mains d’un valet. Il donna à son geste une certaine lenteur pour se laisser le temps de dominer sa colère. Il était heureux qu’Adam ne fût pas là. En entendant proférer une insulte aussi ignoble sur le compte de son père, il aurait dégainé sur-le-champ et les gardes de Rivers auraient mis fin immédiatement à leur aventure. Il répondit seulement :
— C’était assez mesquin de votre part, mais pas totalement inattendu.
Rivers se rassit et s’épongea une nouvelle fois le visage. Il ne pouvait cacher son excitation, le plaisir que lui procurait cette petite victoire.
Bolitho se dirigea vers la porte et aperçut l’aspirant Evans, seul, debout devant une fenêtre grande ouverte. Rivers reprit la parole :
— J’ai pris la liberté de retenir le jeune enseigne jusqu’à ce que vous me rendiez mon officier et mon canot.
— Comme vous voudrez, répondit Bolitho en hochant cérémonieusement la tête.
Rivers eut l’air déçu.
— Vous avez encore le temps de reconsidérer votre position.
Bolitho appela Evans d’un geste et répondit :
— Comme vous le disiez vous-même, sir Humphrey, ces eaux regorgent de pirates. Je pense seulement que je viens de faire la connaissance de l’un d’entre eux.
Et, tournant les talons, il franchit la porte, s’attendant à entendre un coup de feu ou une sommation.
Evans dut presque se mettre à courir pour le suivre. Bolitho lui ordonna sèchement :
— Faites signal au canot.
Il sentit un souffle d’air chaud sur sa joue, flaira comme une menace dans le ciel. Il allait devoir agir finement, songea-t-il. Il n’y avait pas d’autre choix, lui non plus n’avait pas le choix.
Allday vit avec soulagement Bolitho et l’aspirant monter à bord et murmura :
— Ainsi, amiral, les dés sont jetés.
Bolitho, qui regardait les pelles tomber dans l’eau, lui répondit :
— Nagez donc tranquillement, je vous prie.
Il réfléchissait à toute vitesse à tout ce qu’il devait faire, mais il ne fallait à aucun prix que Rivers devinât ses intentions.
Une fois dans la grand-chambre, Bolitho jeta à Ozzard son manteau galonné et se tourna vers Keen, Quantock et les deux officiers fusiliers que Yovell était allé quérir à la hâte.
— J’ai l’intention d’attaquer, commandant.
Il fut surpris de ne pas voir se briser dans sa main le verre de vin qu’Ozzard lui avait servi.
— Mr. Knocker est inquiet pour notre sécurité dans les conditions présentes, amiral, répondit Keen. Le vent…
— Se maintient-il ?
— Il forcit d’heure en heure, répondit Quantock de sa grosse voix.
— Ce n’est pas ce que j’ai demandé. Se maintient-il ?
— Oui, amiral, répondit précipitamment Keen.
— Très bien, préparez-vous à appareiller – et il vit bien que Keen était soulagé lorsqu’il ajouta : Les veilleurs de Rivers s’imagineront que nous appareillons.
— Sauf votre respect, amiral, aucun être sensé ne pourrait imaginer le contraire. Nous allons sûrement chasser sur notre ancre si nous restons ici.
Bolitho lui fit un grand sourire :
— Vous vous rappelez Copenhague, Val ?
Keen hocha la tête, il était tout pâle.
— Je m’en souviens, amiral. Ainsi, vous avez l’intention d’attaquer de nuit ?
Il semblait incapable d’y croire.
— J’en ai l’intention. Je sais comment cette batterie est pointée sur la passe et le mouillage principal. Rivers a été assez bon pour me le montrer, encore que ses raisons aient été sans doute différentes.
Mais que lui arrivait-il ? Les choses pouvaient se terminer en désastre et se termineraient probablement ainsi. « Vous vous rappelez Copenhague ? » avait-il dit à Keen. Cela n’avait rien à voir. Là-bas, ils avaient une flotte au complet, et ils avaient Nelson avec eux.
Cela faisait une différence énorme. S’il causait la perte de son bâtiment, c’était la fin du monde, une perte énorme qui se terminerait devant une cour martiale et briserait le cœur de Belinda.
Pourtant, en dépit des risques terribles qu’il courait, il se sentait rempli d’exaltation, la folie l’envahissait comme un torrent d’eau glacée.
Keen se racla la gorge et jeta un regard aux autres officiers présents.
— Parfait, amiral.
Bolitho détourna les yeux. Keen avait accepté. Qu’il ait tort ou raison, il le suivrait en enfer si tels étaient ses ordres.
Il essaya de sourire, mais ses lèvres étaient paralysées.
— Au crépuscule, nous enverrons Masters et son yawl dans le port afin de les échanger contre Mr. Trevenen.
Keen hocha la tête :
— Je l’avais complètement oublié, celui-là !
Bolitho se tourna vers les deux fusiliers.
— Et ce sera alors à vous d’entrer en scène.
Le minutage des opérations devait être parfait, l’aide de « Dame Fortune », comme disait toujours Herrick, ne serait pas non plus de trop. Keen pensait sans doute que c’était un acte de folie, ou encore une manifestation d’amour-propre, pour se venger de la défaite que lui avait infligée Sir Humphrey Rivers.
C’était leur seule chance, il fallait que Rivers s’imaginât qu’il était au-dessus de tout cela.
En ce moment même, il était sans doute en haut de sa forteresse, en train de se figurer le débat qu’il avait provoqué et le désespoir qu’il avait versé en eux.
Il décrivit rapidement son plan et vit, à leurs expressions diverses, qu’ils étaient pris de doute. Mais il y avait aussi chez eux comme de l’excitation. Même Quantock, qui ne disait pas grand-chose, paraissait fasciné.
Bolitho continua tranquillement :
— Il est dur de faire la guerre, messieurs, comme vous le savez. Mais il est beaucoup plus facile d’en provoquer une.
Ils sortirent pour aller discuter avec leurs subordonnés et Bolitho s’assit à sa table, la plume arrêtée au-dessus d’une feuille de papier.
Plus tard, il n’en aurait peut-être plus le temps et il voulait qu’elle connût ses pensées, tout comme elle avait tenté de lui faire partager ses sentiments.
On entendait des bruits de pieds sur le pont, des palans grinçaient, on rentrait son canot à bord.
Et à supposer qu’il se fût trompé ? Et si Rivers avait eu raison lorsqu’il prétendait son île imprenable ?
Il essaya de chasser ces nouvelles inquiétudes de son esprit et commença : « Ma très chère Belinda… »
Il plia ensuite la feuille d’un geste décidé et la rangea dans un tiroir. S’il se faisait tuer, elle le saurait vite. Il n’y avait pas de raison de rouvrir cette blessure avec une lettre qui risquait de lui parvenir plusieurs mois après.
Allday entra dans la chambre et resta planté là à le regarder. Il était obligé de s’incliner pour lutter contre la gîte, le bâtiment s’appuyait sous la poussée du vent. Il dit sans ménagement :
— Vous attaquez, amiral.
— Oui, acquiesça Bolitho. Avez-vous fait ce que je vous ai demandé ?
Allday ne put s’empêcher de sourire en dépit de la gravité de l’instant.
— Oui, amiral, on a traîné une ligne de sonde tout du long, jusqu’aux corps-morts. On n’a touché le fond qu’une seule fois et y a de l’eau tant qu’on en veut pour cette Vieille-Katie, une fois qu’elle se sera faufilée à l’intérieur – il hocha la tête, l’air plein d’admiration. Avec tout ce que vous avez à vous occuper, je sais pas comment que vous faites pour penser à des choses pareilles, y a pas de doute là-dessus !
— Servez-nous donc deux cognacs, Allday.
Il observa l’homme qui, de sa main robuste, remplissait deux verres et attendit que le pont se fût un tantinet stabilisé.
Après avoir un peu réfléchi, Allday ajouta :
— P’t-êt’ben qu’c’est comm’ça qu’vous êt’s dev’nu amiral, à penser à ce genre de choses, amiral ?
L’officier de quart s’arrêta de faire les cent pas en entendant de grands rires qui s’échappaient par la claire-voie.
C’était son premier combat depuis qu’il était officier. Lorsque Quantock leur avait expliqué ce qu’ils allaient faire, il avait senti la main de fer de la peur lui serrer l’estomac.
Mais d’entendre son amiral rire de la sorte avec son maître d’hôtel lui donna un regain d’énergie et il reprit ses allées et venues.